Les Néophytes de l'Art
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Le Sang versé

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Message par Fou 12/7/2013, 10:14

Cette histoire a été écrite suite à la demande de quelques mots sur Facebook qui me seraient ensuite obligatoire. A vous de voir si vous voulez savoir desquels il s'agissait avant ou après votre lecture.
Spoiler:

Prends la peine de m’écouter, Nora, ma voix est faible et rauque, sans doute te perce-elle les tympans comme le cœur, mais n’a-t-on jamais trouvé meilleur moyen de partager ses pensées ? Reste allongée sur cette couche trop ferme, reste à mes côtés encore quelques instants, et écoute-moi sagement comme tu as toujours su le faire. Voilà des jours que mes forces m’ont abandonnée, que ma vie a ruisselé lentement contre mes cuisses comme si je recevais enfin la juste punition à mon orgueil.  Il fallait que mon pêché soit inscrit dans ma chair pour qu’il en vienne aussi mon châtiment. Tous les mois, j’ai versé plus de sang que toi ou que n’importe quelle autre femme, et je ne parvenais qu’avec difficulté à corriger mon organisme chétif. Maman a toujours su quoi faire, elle me faisait manger plus de viande qu’il n’est coutume, certains légumes, et aussi du miel lorsque je me tenais bien. J’ignorerai toujours comment, malgré ses faibles connaissances en médecine, elle pouvait traiter mon anémie avec tant de savoir-faire ; peut-être sa culture rurale était-elle plus grande que je ne savais l’apprécier. Et pourtant, comme j’ai pu détester la vie dans ce petit village, comme elle me déplaisait. Nora, quand tu me parles de ton enfance, j’ai honte de ne pas avoir su profiter de la mienne, mais qui peut rattraper le temps ? Je n’y voyais qu’ignorance, tradition et bigoterie ; mon frère s’accoutumait fort bien de ce climat — sa bonté naturelle lui aurait permis d’être à son aise n’importe où — mais mon caractère intrépide trouvait ce paysage bucolique bien trop morne. Je t’ai déjà conté le passage de cette diva dans notre village qui avait causé tant d’émoi, elle qui venait simplement rendre visite à ses vieux parents et qui s’était retrouvé presque forcée de nous chanter un air d’opéra. Je crus alors entendre Dieu me révélant ma destinée, et je me demande aujourd’hui si la voix que j’entendis n’était pas en réalité celle de son adversaire. Je m’entourais de livres comme si je façonnais les murs d’une prison, car cette soudaine passion qui faisait la joie de mon professeur n’était pour moi qu’une manière de m’isoler d’un monde que je jugeais rustre et sans intérêt. J’aspirais non pas à la connaissance, mais à la culture qui me permettrait d’intégrer le milieu bourgeois de la capitale ; ma vie adulte devrait être sans aucun doute constituée d’hommes pendus à mes lèvres, la journée dans les salons les plus en vue tandis que j’aurai donné mon avis sur les mœurs de la ville, et le soir lorsque j’aurai chanté La traviata au Royal Opera House. C’est cette folle ambition qui m’amena à quitter le domicile familial à peine mes vingt-et-un ans atteints malgré les sommations de mes parents ; seuls les adieux de mon grand frère surent me faire hésiter un instant. Déjà la dureté de mon voyage aurait dû m’alerter, mais je ne voyais en elle qu’un relent de cet héritage rural dont j’espérais me débarrasser au plus vite. Tu en as fait toi-même l’expérience, Nora, comme elle est terrible la première vision que l’on a de Londres, et combien de mensonges s’invente-on alors pour se persuader que nous serons épargnées par la misère. Les femmes se parfument en vain pour faire oublier l’odeur du charbon, et les yeux des enfants pleurent sans cesse tant cette fumée les ronge. Apeurée par ce spectacle pathétique, je m’empressais d’aller visiter les plus beaux quartiers ; ma tenue de paysanne fit rire bien des passants, et on me chassa avec méchanceté de tous les lieux où je vins présenter mes folles ambitions. Je refusais d’abord d’aller dormir dans les hôtels miséreux auxquels me restreignaient mes faibles économies, mais le froid et surtout la puanteur de la rue eurent raison de ma fierté. Ce n’est qu’une semaine plus tard que, sans plus de travail que d’argent, je fus contrainte de passer ma première nuit sur un banc ; les policiers m’embarquèrent trois jours plus tard, convaincus que j’étais une prostituée. A l’idée d’être traitée comme telle, ma blessure déjà immense s’agrandit encore pour déchirer ce qu’il me restait de cœur, et j’entrais dans une rage folle et interminable qui, je le croyais, pourrais me permettre de conserver encore un peu d’honneur et de dignité. Mais la ville est cruelle, et incapables de me contenir, les agents décidèrent avec sadisme de m’envoyer dans cet asile où ma fureur et mon désespoir ne pourraient rencontrer que ceux de mes consœurs ; notre rencontre et notre entente fut presque immédiate, Nora, et Dieu s’amuse sûrement à toujours mettre un restant de lumière dans la plus totale obscurité pour empêcher l’homme de se targuer d’être le plus malheureux de tous. Je ne te dirai jamais assez comme tu es belle, Nora. Tu es bonne et aimante, timide et sage, mais ton unique défaut est sans doute le pire de tous : tu es juive. Il aura bien fallu que tu sois coupable d’un tel outrage pour qu’aucun homme ne parvienne à te faire épouse, et des centaines de cœurs honteux durent battre aux rythmes de tes pas. Toutes les femmes enfermées avec nous entre ces quatre murs, aussi marginales soient-elles, deviendraient sans doute tes pires ennemis si tu leur dévoilais ton terrible secret comme tu eus l’audace de me le chuchoter un soir. Il en faut pourtant peu ici pour s’attirer les foudres d’une autre, et bien des animaux de zoo doivent être plus heureux que nous qui sommes enfermées avec quatorze autres filles dans une même pièce avec des lits et des latrines constamment bouchées comme uniques meubles. Nous devrions nous unir, et nous sommes incapables de discuter ensemble sans finir par nous battre ; la peur a fait de nous des bêtes sauvages. Nos gardiens ne voient en nous que des objets sexuels, et il faut croire qu’ils sont aveugles pour désirer des corps aussi maigres et sales que les nôtres. Ce soir ou demain, je le sais, mon sang coulera à nouveau le long de mes jambes, et la vie me quittera comme pour me soulager. Le monde t’a convaincue que tu étais faible, Nora, mais tu ne mérites pas de dépérir dans cette geôle comme il sera bientôt mon cas. Tu t’es accoutumée à cet enfer car ton enfance ne valut jamais bien mieux, et je ne peux me résoudre à l’idée que la grandeur de ton âme ne trouvera sa juste récompense que lorsque tu auras atteint le paradis. Il faudra que tu m’aides à me lever, car je ne devrai pas utiliser les dernières forces qui me restent dans un geste si dérisoire. Tu m’aideras à m’adosser contre le mur, et j’attendrai. L’avorton qui nous sert de garde principal ne va pas tarder à venir, et comme chaque soir, il choisira l’une d’entre nous pour se vider à l’intérieur. Il faut que ce soit toi. Tu es sa favorite, Nora, ainsi que celle de tous les autres gardes, et je m’étonne chaque jour que la misère et la maladie ne soient jamais parvenus à entacher ton corps ni ton visage. Charme-le, fais-lui croire que tu as envie de lui par l’un de ces mensonges que les femmes raconteront toujours et que les hommes croiront toujours niaisement. Il t’emmènera dans sa loge pour te faire du mal, comme il nous en a fait à toutes ici. Alors je crierai. J’utiliserai le peu de vie qu’il me reste pour faire trembler les murs de cet endroit, et je déclencherai une panique parmi toutes les femmes de cette cellule qui ameutera l’établissement entier. Profite de ce vacarme pour mettre un terme aux atrocités de l’avorton. Pas avec le revolver qu’il a dans son tiroir, nous savons toutes qu’il y est et nous y avons toutes déjà pensé, mais tout le monde l’entendrait. Il t’aura sûrement invité à dîner avec lui comme il aime à faire pour voir nos larmes couler lorsque nous goûtons à nouveau de la vraie nourriture. Cache le couteau, et lorsque mes hurlements retentiront, transperce lui la gorge autant de fois qu’il le faudra pour qu’aucun cri ne puisse plus jamais en jaillir. Cherche le trousseau de clés, prends l’arme à feu au cas où, et cours le plus vite que tu pourras vers la sortie tandis que les gardes s’attrouperont vers cette cellule. Bien sûr qu’ils me puniront, mais j’ose espérer que leurs coups sur mon corps affaibli me feront quitter ce monde en même temps que tu quitteras Londres. Ouvre tes jambes si nécessaire lors de ton voyage, et ne te sers de l’arme que si ta vie ou ta liberté sont directement mises en danger. Kimpton est tout au nord. Dans une petite ferme entourée de rhododendrons à l’est du village,  mon frère habite seul avec deux chats. Raconte-lui tout ce que tu as appris de moi, et ce qui m’est arrivée. Je n’ai jamais rencontré une seule femme qui eut mérité un homme comme lui, et peut-être ne suis-je née que pour vous permettre de vous rencontrer. Il ne te jugera jamais, mais les murs ont des oreilles à Kimpton, aussi tu ne devras jamais révéler ton judaïsme. Il se pourrait que tu accèdes enfin à ce bonheur que j’ai été incapable de comprendre lors de mon enfance. Déjà, j’entends les bottes résonner dans le couloir, et chaque fille tente soudain de se faire aussi discrète que possible. C’est normal que tu aies peur, Nora. Cependant, qu’importe quel est le vrai nom de Dieu, je suis persuadée qu’il veillera sur toi ce soir. Prends-moi par-dessous les bras, et aide-moi à sentir encore une fois la roche froide contre la plante de mes pieds. J’entends les bruits de pas se rapprocher. Et la clé tourne dans la serrure.
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Message par Nere 18/7/2013, 14:04

Ca pète ! L'atmosphère est dingue et superbement retranscrite. J'ai pensé à Sucker Punch en te lisant, les deux histoires ayant pas mal de points communs ^^, et le fait aussi qu'un 'sucker punch' est un coup auquel on ne s'attend pas ("l'avorton" ne s'attend probablement pas à ce qui va lui arriver, du moins je l'espère).
Très bien écris et dérangeant, j'aime bien Smile
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Message par Fou 18/7/2013, 16:35

Merci beaucoup, bien que je n'ai pas du tout aimé Sucker Punch rire2
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Message par Nere 19/7/2013, 12:46

Qu'est c'que t'as pas aimé?
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Message par Fou 19/7/2013, 16:53

Ça, je veux bien t'en parler dans la section Critiques, pas ici :magie:
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