La Rose du fossoyeur
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La Rose du fossoyeur
Cette histoire a été écrite suite à la demande de quelques mots sur Facebook qui me seraient ensuite obligatoire. A vous de voir si vous voulez savoir desquels il s'agissait avant ou après votre lecture.
- Spoiler:
- Ballerine - Bière - Revanche
Dans un petit village du sud de la France exerçait un pauvre fossoyeur solitaire. Il avait repris l’entreprise de son père, un homme fort mais réservé dont la femme avait perdu la vie en la donnant à son fils. Le vieil homme ne lui avait jamais ouvertement tenu des propos accusateurs, mais leur relation était froide et le fossoyeur, ayant passé son enfance à aider ardemment son père comme pour se faire pardonner, était devenu de caractère associable et taciturne.
On ne faisait jamais appel à lui que pour son métier. Il était souvent absent à la messe, aux réunions et aux fêtes de village, et quiconque apercevait au loin sa silhouette courbée et rachitique faisant place pour une nouvelle bière sentait un frisson lui parcourir l’échine. La mécanicité avec laquelle il travaillait et la brièveté de ses réponses amenèrent les villageois à le considérer comme un simple d’esprit qui se satisfaisait de sa tâche mortuaire sans se poser de questions.
Le fossoyeur avait un secret qu’une pudeur instinctive l’avait fait caché à tous. À la mort de son père, il s’était mis à cultiver des roses dans son jardin, avec la même application que celle avec laquelle il faisait son métier. Chaque matin, il cueillait celles sur le point de dépérir, et aller les poser sur chaque tombe nue que les proches des défunts n’entretenaient plus. Il n’était pas particulièrement croyant, mais la spiritualité qu’il possédait l’amener à penser qu’il apaisait ainsi le courroux et le désarroi des morts oubliés.
L’au-delà semblait lui en être reconnaissant, car il découvrit au premier hiver de son rituel que son jardin n’avait pas cessé de fleurir, de nouvelles roses naissant comme en plein mois d’août. Il interpréta cela comme une approbation mystique de son geste quotidien, et continua donc, même sous la neige glacée du début d’année, à apporter chaque matin une rose sur les tombes délaissées.
Un hiver particulièrement rude, une terrible famine s’abattit sur le village et le nombre habituel de morts tripla de volume. On disait sarcastiquement que le fossoyeur devait se remplir les poches, mais le pauvre homme avait trop de travail pour profiter de cette rentrée inhabituelle d’argent, et il lui arrivait même désormais d’enterrer de nuit. Il se levait pourtant chaque matin à l’aurore avec régularité, et allait chercher puis déposer les roses miraculées sur lesquelles la rosée se glaçait.
Après une journée particulièrement éprouvante de février, le fossoyeur s’affala et s’endormit sur sa pelle qui lui servait à creuser une tombe pour le lendemain. Le froid aurait probablement tué le pauvre homme si une lueur diaphane n’avait pas traversé ses paupières. Il eut cru que la lune venait de se poser à côté de lui. Ébahi, il aperçut au milieu de l’allée une grande femme, brillant tel un astre, qui avançait paisiblement. La beauté de son regard ne suffisait pas à voiler une profonde tristesse, et sa démarche était si régulière qu’on aurait dit celle d’une ballerine incapable de toucher le sol. Malgré la lune gibbeuse de cette nuit sans nuage, la femme n’avait pas d’ombre. Elle s’agenouilla à la tombe derrière laquelle le fossoyeur creusait sans semblait le remarquer, s’excusa, et prit la rose qu’il avait posé le matin-même. Puis elle s’éloigna lentement, avançant toujours aussi délicatement avec le même air éploré, jusqu’à un vieux saule pleureur se trouvant à quelques dizaines de mètres du cimetière. Le fossoyeur sentit une ondée de froid s’abattre sur lui, due à la peur et au vent glacial qui soufflait, et il regagna sa demeure sans savoir quoi penser.
Le lendemain, fidèle à son habitude, il alla couper les roses et les poser sur les tombes abandonnées. Ce n’est qu’en déposant une fleur là où la femme était venue la veille que tout lui revint en mémoire, comme un rêve qu’on tarde à se rappeler. Convaincu que ce prodige avait réellement eu lieu, il prit la décision de rester ici à nouveau cette nuit.
Le froid et l’épuisement étaient pires que la veille. Malgré la large couverture dont il s’était revêtu, il sentait que céder au sommeil le conduirait à une mort certaine. Alors qu’il prenait peur pour sa vie, il aperçut la même lueur que la nuit précédente émaner des branches du saule pleureur. La femme-fantôme en sortit, mue par la même grâce que la dernière fois.
La curiosité le gagna. Qu’y avait-il sous ce saule mystérieux ? Le fossoyeur se dirigea vers l’arbre le plus discrètement qu’il put, ignorant si la femme pouvait le voir ou non. Lorsqu’il eut atteint l’épais feuillage, il se retourna pour voir au loin le fantôme qui, semblable à la veille, se penchait pour recueillir une rose qu’il avait déposé à l’aurore. Il s’empressa d’atteindre le tronc caché en se jurant de repartir rapidement pour ne pas être découvert bravant un interdit.
Un faible écart entre les branchages permettait à lune d’éclairer un espace large de quelques mètres, créé par le tronc imposant se tenant au centre. Mais presque aucune feuille n’était visible. À chaque creux ou croisement de branches avait été posée une rose rouge, même à plusieurs mètres du sol. Si le fantôme en accrochait une chaque nuit depuis que le fossoyeur avait commencé à honorer les tombes oubliées, alors il y avait des milliers de roses vermeilles autour de lui, telle une gigantesque verrière florale. Toutes ouvertes et resplendissantes comme l’étaient seulement les roses de son jardin, elles semblaient désigner la tombe morne qui reposait contre le tronc.
Le fossoyeur savait qu’il devait partir, mais il brûlait de connaître le nom de cette femme. Il serra sa couverture contre lui et se rapprocha. Plus il était près de la pierre, plus celle-ci s’illuminait. Il comprit trop tard que cette lueur était dû à l’éclat de la femme revenant au travers des branches.
Elle conservait toujours son regard attristé, mais il ne faisait aucun doute qu’elle le regardait droit dans les yeux. Le fossoyeur tomba à genoux, tremblant de tout son être. Il implora la grâce de cet être surnaturel qui s’approchait lentement de lui. Elle s’arrêta finalement, et lui montra la rose qu’elle tenait entre ses deux mains.
« Te voilà, l’humble fossoyeur dont le jardin produit ces fleurs enchantées. Tu peux être fier de leur éclat, et si toutes rayonnent aussi fort que l’ardeur que tu mets à les faire venir au monde, celles rouges comme le ciel à l’heure à laquelle tu viens les déposer ont ma préférence.
Ma vie fut pécheresse, et on m’enterra il y a longtemps loin des autres défunts, comme si ma présence risquait de les retenir captifs comme je le suis. Tu as pu libérer bien des âmes en détresse grâce à ta bonté, mais malheureusement, tu ignores la présence de ma sépulture depuis trop longtemps. Demain, si un présent n’est pas posé sur ma demeure funéraire, alors je serai condamnée à ne jamais pouvoir partir vers l’au-delà.
Cherche dans ton jardin, et apporte-moi demain la rose la plus rouge et la plus belle que tu possèdes. Alors seulement viendra ma délivrance. »
Le fantôme accrocha avec une extrême délicatesse la fleur qu’elle tenait entre deux branches, puis elle descendit lentement dans sa tombe pourtant fermée, comme si elle parcourait un escalier. Un nuage dut passer, car toute lumière disparut et le fossoyeur, peinant à garder son calme, retourna en hâte chez lui.
Le lendemain matin, il chercha longtemps dans son jardin mais fut incapable de trouver une rose plus belle et plus rouge que les autres. Alors il coupa toutes les roses rouges de son jardin, et n’en possédant pas un grand nombre, il en coupa aussi d’autres couleurs afin de pouvoir recouvrir toutes les tombes désolées qu’il trouverait comme chaque matin.
Il commença par se rendre sous le saule pleureur. Il espérait que l’esprit choisisse la rose qu’elle préférerait, mais rien n’émana de la tombe. Il hésita alors à déposer une fleur. En l’empêchant de partir, peut-être pourrait-il venir rendre visite à la femme tous les soirs. Sa beauté triste s’était profondément inscrite en lui, et l’intenable solitude qu’il éprouvait depuis des années lui fit décider de rebrousser chemin sans ne rien poser.
La journée fut encore terriblement rude, et bien que le fossoyeur eut décidé de ne pas rester au cimetière cette nuit-là, la fatigue eut à nouveau raison de lui. Lorsqu’il s’éveilla, le fantôme se tenait face à lui, le visage envahi d’une tristesse si grande que l’homme comprit qu’elle avait deviné sa réflexion égoïste. Pris de panique, il l’implora de ne pas le tuer, sortant de son costume de travail une rose jaune, unique fleur qu’il lui restait de sa tournée de ce matin.
La femme la contempla avec chagrin, puis elle repartit lentement vers le saule comme s’il s’agissait de son ultime voyage.
La peur quitta petit à petit le fossoyeur qui comprenait enfin que cet esprit ne lui avait jamais voulu aucun mal. Il avait passé la journée à se persuader qu’il aimait cette femme, mais il réalisait maintenant qu’il n’avait fait que la désirer. Il ressentit alors tout le chagrin et le désespoir qu’elle avait dû éprouver depuis un nombre incroyable d’années, et sut que sa fleur jaune n’était qu’un présent inutile et empoisonné.
Il courut le plus vite qu’il put vers les branches de l’arbre à travers lesquelles elle venait de passer. Elle s’apprêtait à descendre une dernière fois dans sa tombe. Il la héla, mais rien ne semblait désormais pouvoir la stopper. Lorsque l’éclat lunaire qui émanait d’elle eut entièrement disparu, il se sentit envahi par la fureur qu’il éprouvait contre lui-même et par l’amour qu’il ressentait à l’égard de cette femme qu’il ne reverrait jamais plus. Il serra la rose si fort entre sa main qu’il sentit chaque épine s’enfoncer au plus profond de sa chair. Le fossoyeur regarda sa main ensanglantée, puis empoigna avec les pétales de la rose ; toute la fleur s’imbiba de sang, d’un rouge si fort qu’on le percevait même sous la nuit. Il la posa sur la tombe, puis partit en poussant délicatement les branchages.
Le lendemain matin, malgré l’immense désespoir qui l’envahissait, il partit déposer des roses au cimetière. Il savait qu’en apporter une sous le saule n’aurait plus de sens, mais une fois toutes ses fleurs apposées, il se força à aller sous l’arbre.
La rose avait disparu. Ainsi que toutes celles qui avaient été suspendues aux branches de l’arbre.
Il allait repartir, lorsqu’il entendit un cri venant de sous la terre. De la tombe. Le fossoyeur se saisit de sa pelle, et creusa le plus vite qu’il put en direction de ce cri qui ne finissait pas. Lorsqu’il eut atteint le cercueil et ouvert celui-ci, il aperçut un nouveau-né sanglotant qui cessa de hurler quelques secondes pour prendre sa première inspiration.
Les villageois ne surent jamais d’où venait l’enfant. Le fossoyeur conservait son mutisme habituel quand on l’interrogeait, mais on devinait sans doute qu’il le chérissait le plus fort que son cœur timide le lui permettait. Si ce garçon était presque aussi maigrelet que son père, il avait en revanche une beauté qui ne pouvait laisser indifférent. Et bien qu’on ne sut jamais dire de quelle couleur était ses yeux, lorsque la nuit tombait, ceux-ci devenaient aussi rouges que les pétales d’une rose.
On ne faisait jamais appel à lui que pour son métier. Il était souvent absent à la messe, aux réunions et aux fêtes de village, et quiconque apercevait au loin sa silhouette courbée et rachitique faisant place pour une nouvelle bière sentait un frisson lui parcourir l’échine. La mécanicité avec laquelle il travaillait et la brièveté de ses réponses amenèrent les villageois à le considérer comme un simple d’esprit qui se satisfaisait de sa tâche mortuaire sans se poser de questions.
Le fossoyeur avait un secret qu’une pudeur instinctive l’avait fait caché à tous. À la mort de son père, il s’était mis à cultiver des roses dans son jardin, avec la même application que celle avec laquelle il faisait son métier. Chaque matin, il cueillait celles sur le point de dépérir, et aller les poser sur chaque tombe nue que les proches des défunts n’entretenaient plus. Il n’était pas particulièrement croyant, mais la spiritualité qu’il possédait l’amener à penser qu’il apaisait ainsi le courroux et le désarroi des morts oubliés.
L’au-delà semblait lui en être reconnaissant, car il découvrit au premier hiver de son rituel que son jardin n’avait pas cessé de fleurir, de nouvelles roses naissant comme en plein mois d’août. Il interpréta cela comme une approbation mystique de son geste quotidien, et continua donc, même sous la neige glacée du début d’année, à apporter chaque matin une rose sur les tombes délaissées.
Un hiver particulièrement rude, une terrible famine s’abattit sur le village et le nombre habituel de morts tripla de volume. On disait sarcastiquement que le fossoyeur devait se remplir les poches, mais le pauvre homme avait trop de travail pour profiter de cette rentrée inhabituelle d’argent, et il lui arrivait même désormais d’enterrer de nuit. Il se levait pourtant chaque matin à l’aurore avec régularité, et allait chercher puis déposer les roses miraculées sur lesquelles la rosée se glaçait.
Après une journée particulièrement éprouvante de février, le fossoyeur s’affala et s’endormit sur sa pelle qui lui servait à creuser une tombe pour le lendemain. Le froid aurait probablement tué le pauvre homme si une lueur diaphane n’avait pas traversé ses paupières. Il eut cru que la lune venait de se poser à côté de lui. Ébahi, il aperçut au milieu de l’allée une grande femme, brillant tel un astre, qui avançait paisiblement. La beauté de son regard ne suffisait pas à voiler une profonde tristesse, et sa démarche était si régulière qu’on aurait dit celle d’une ballerine incapable de toucher le sol. Malgré la lune gibbeuse de cette nuit sans nuage, la femme n’avait pas d’ombre. Elle s’agenouilla à la tombe derrière laquelle le fossoyeur creusait sans semblait le remarquer, s’excusa, et prit la rose qu’il avait posé le matin-même. Puis elle s’éloigna lentement, avançant toujours aussi délicatement avec le même air éploré, jusqu’à un vieux saule pleureur se trouvant à quelques dizaines de mètres du cimetière. Le fossoyeur sentit une ondée de froid s’abattre sur lui, due à la peur et au vent glacial qui soufflait, et il regagna sa demeure sans savoir quoi penser.
Le lendemain, fidèle à son habitude, il alla couper les roses et les poser sur les tombes abandonnées. Ce n’est qu’en déposant une fleur là où la femme était venue la veille que tout lui revint en mémoire, comme un rêve qu’on tarde à se rappeler. Convaincu que ce prodige avait réellement eu lieu, il prit la décision de rester ici à nouveau cette nuit.
Le froid et l’épuisement étaient pires que la veille. Malgré la large couverture dont il s’était revêtu, il sentait que céder au sommeil le conduirait à une mort certaine. Alors qu’il prenait peur pour sa vie, il aperçut la même lueur que la nuit précédente émaner des branches du saule pleureur. La femme-fantôme en sortit, mue par la même grâce que la dernière fois.
La curiosité le gagna. Qu’y avait-il sous ce saule mystérieux ? Le fossoyeur se dirigea vers l’arbre le plus discrètement qu’il put, ignorant si la femme pouvait le voir ou non. Lorsqu’il eut atteint l’épais feuillage, il se retourna pour voir au loin le fantôme qui, semblable à la veille, se penchait pour recueillir une rose qu’il avait déposé à l’aurore. Il s’empressa d’atteindre le tronc caché en se jurant de repartir rapidement pour ne pas être découvert bravant un interdit.
Un faible écart entre les branchages permettait à lune d’éclairer un espace large de quelques mètres, créé par le tronc imposant se tenant au centre. Mais presque aucune feuille n’était visible. À chaque creux ou croisement de branches avait été posée une rose rouge, même à plusieurs mètres du sol. Si le fantôme en accrochait une chaque nuit depuis que le fossoyeur avait commencé à honorer les tombes oubliées, alors il y avait des milliers de roses vermeilles autour de lui, telle une gigantesque verrière florale. Toutes ouvertes et resplendissantes comme l’étaient seulement les roses de son jardin, elles semblaient désigner la tombe morne qui reposait contre le tronc.
Le fossoyeur savait qu’il devait partir, mais il brûlait de connaître le nom de cette femme. Il serra sa couverture contre lui et se rapprocha. Plus il était près de la pierre, plus celle-ci s’illuminait. Il comprit trop tard que cette lueur était dû à l’éclat de la femme revenant au travers des branches.
Elle conservait toujours son regard attristé, mais il ne faisait aucun doute qu’elle le regardait droit dans les yeux. Le fossoyeur tomba à genoux, tremblant de tout son être. Il implora la grâce de cet être surnaturel qui s’approchait lentement de lui. Elle s’arrêta finalement, et lui montra la rose qu’elle tenait entre ses deux mains.
« Te voilà, l’humble fossoyeur dont le jardin produit ces fleurs enchantées. Tu peux être fier de leur éclat, et si toutes rayonnent aussi fort que l’ardeur que tu mets à les faire venir au monde, celles rouges comme le ciel à l’heure à laquelle tu viens les déposer ont ma préférence.
Ma vie fut pécheresse, et on m’enterra il y a longtemps loin des autres défunts, comme si ma présence risquait de les retenir captifs comme je le suis. Tu as pu libérer bien des âmes en détresse grâce à ta bonté, mais malheureusement, tu ignores la présence de ma sépulture depuis trop longtemps. Demain, si un présent n’est pas posé sur ma demeure funéraire, alors je serai condamnée à ne jamais pouvoir partir vers l’au-delà.
Cherche dans ton jardin, et apporte-moi demain la rose la plus rouge et la plus belle que tu possèdes. Alors seulement viendra ma délivrance. »
Le fantôme accrocha avec une extrême délicatesse la fleur qu’elle tenait entre deux branches, puis elle descendit lentement dans sa tombe pourtant fermée, comme si elle parcourait un escalier. Un nuage dut passer, car toute lumière disparut et le fossoyeur, peinant à garder son calme, retourna en hâte chez lui.
Le lendemain matin, il chercha longtemps dans son jardin mais fut incapable de trouver une rose plus belle et plus rouge que les autres. Alors il coupa toutes les roses rouges de son jardin, et n’en possédant pas un grand nombre, il en coupa aussi d’autres couleurs afin de pouvoir recouvrir toutes les tombes désolées qu’il trouverait comme chaque matin.
Il commença par se rendre sous le saule pleureur. Il espérait que l’esprit choisisse la rose qu’elle préférerait, mais rien n’émana de la tombe. Il hésita alors à déposer une fleur. En l’empêchant de partir, peut-être pourrait-il venir rendre visite à la femme tous les soirs. Sa beauté triste s’était profondément inscrite en lui, et l’intenable solitude qu’il éprouvait depuis des années lui fit décider de rebrousser chemin sans ne rien poser.
La journée fut encore terriblement rude, et bien que le fossoyeur eut décidé de ne pas rester au cimetière cette nuit-là, la fatigue eut à nouveau raison de lui. Lorsqu’il s’éveilla, le fantôme se tenait face à lui, le visage envahi d’une tristesse si grande que l’homme comprit qu’elle avait deviné sa réflexion égoïste. Pris de panique, il l’implora de ne pas le tuer, sortant de son costume de travail une rose jaune, unique fleur qu’il lui restait de sa tournée de ce matin.
La femme la contempla avec chagrin, puis elle repartit lentement vers le saule comme s’il s’agissait de son ultime voyage.
La peur quitta petit à petit le fossoyeur qui comprenait enfin que cet esprit ne lui avait jamais voulu aucun mal. Il avait passé la journée à se persuader qu’il aimait cette femme, mais il réalisait maintenant qu’il n’avait fait que la désirer. Il ressentit alors tout le chagrin et le désespoir qu’elle avait dû éprouver depuis un nombre incroyable d’années, et sut que sa fleur jaune n’était qu’un présent inutile et empoisonné.
Il courut le plus vite qu’il put vers les branches de l’arbre à travers lesquelles elle venait de passer. Elle s’apprêtait à descendre une dernière fois dans sa tombe. Il la héla, mais rien ne semblait désormais pouvoir la stopper. Lorsque l’éclat lunaire qui émanait d’elle eut entièrement disparu, il se sentit envahi par la fureur qu’il éprouvait contre lui-même et par l’amour qu’il ressentait à l’égard de cette femme qu’il ne reverrait jamais plus. Il serra la rose si fort entre sa main qu’il sentit chaque épine s’enfoncer au plus profond de sa chair. Le fossoyeur regarda sa main ensanglantée, puis empoigna avec les pétales de la rose ; toute la fleur s’imbiba de sang, d’un rouge si fort qu’on le percevait même sous la nuit. Il la posa sur la tombe, puis partit en poussant délicatement les branchages.
Le lendemain matin, malgré l’immense désespoir qui l’envahissait, il partit déposer des roses au cimetière. Il savait qu’en apporter une sous le saule n’aurait plus de sens, mais une fois toutes ses fleurs apposées, il se força à aller sous l’arbre.
La rose avait disparu. Ainsi que toutes celles qui avaient été suspendues aux branches de l’arbre.
Il allait repartir, lorsqu’il entendit un cri venant de sous la terre. De la tombe. Le fossoyeur se saisit de sa pelle, et creusa le plus vite qu’il put en direction de ce cri qui ne finissait pas. Lorsqu’il eut atteint le cercueil et ouvert celui-ci, il aperçut un nouveau-né sanglotant qui cessa de hurler quelques secondes pour prendre sa première inspiration.
Les villageois ne surent jamais d’où venait l’enfant. Le fossoyeur conservait son mutisme habituel quand on l’interrogeait, mais on devinait sans doute qu’il le chérissait le plus fort que son cœur timide le lui permettait. Si ce garçon était presque aussi maigrelet que son père, il avait en revanche une beauté qui ne pouvait laisser indifférent. Et bien qu’on ne sut jamais dire de quelle couleur était ses yeux, lorsque la nuit tombait, ceux-ci devenaient aussi rouges que les pétales d’une rose.
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